C’est avec un petit pincement au coeur que Didier Cuche a suivi les compétitions du Hahnenkamm devant sa télévision le week-end dernier, pandémie oblige. Depuis le début de sa carrière et même après sa retraite en tant que consultant ou invité de marque, le Neuchâtelois vivait toujours de l’intérieur les courses de Kitzbühel. “Les athlètes ont dû avoir un sacré choc cette année. C’est une chose de descendre la Streif, mais tout ce qui se passe normalement autour de la course est indescriptible”, regrette le quintuple vainqueur de la descente de Kitzbühel – un record – en ayant une pensée pour celui qui est devenu, neuf ans après le dernier succès du skieur des Bugnenets, le premier Suisse à s’imposer sur la mythique piste tyrolienne. “Mais, je suis certain que Beat Feuz a pu savourer ses victoires”.

Didier Cuche, on présentait Beat Feuz comme votre digne successeur pour triompher sur la Streif. Le Bernois y est enfin parvenu et cela doit vous réjouir, non?

Ces deux victoires, il les mérite amplement. C’est très fort ce que Beat (Feuz) a réalisé, car tout le monde ne lui parlait que de cela depuis plusieurs saisons: quand est-ce qu’il allait enfin remporter Kitzbühel. Ce n’est pas facile d’être quatre fois 2es et j’imagine la pression qui s’accumule. Mais, lui a toujours donné l’impression d’être serein. Il sait que tout ne dépend pas de lui. Il lui a souvent manqué de la réussite par le passé, des faits de course, comme le soleil qui sort en 2018 et Dressen qui peut le devancer. C’est amer, mais Beat a toujours été conscient de posséder les capacités de lutter pour la gagne, car ce qui fait sa force, c’est sa constance à Kitzbühel. Je suis content qu’il ait enfin vaincu le signe indien.

Laquelle des deux victoires de Feuz vous a le plus impressionné le week-end dernier?

Je n’ai pas eu l’impression qu’il a été parfait, mais il a su skier fort dans des endroits stratégiques. Vendredi, il a très bien skié les deux courbes du Steilhang, avant de remettre une couche au saut du Seidelam, et de prendre la vitesse jusqu’à l’arrivée. Il n’a pas fait de grosse différence par rapport à Mayer, mais l’Autrichien a le pied droit qui lui échappe sur l’Hausbergkante. Et à ce niveau-là, on ne peut faire d’erreur grossière. Dimanche, c’est dans la deuxième partie du tracé que Beat a fait la différence. Il ne s’est pas affolé même s’il a un peu loupé le haut du parcours, il a ensuite skié juste, gardé le contrôle, et il pouvait compter sur du bon matériel. La course parfaite n’arrive pas souvent dans une carrière. Il faut aussi un peu de chance. Tout est bien différent entre ce que l’on s’imagine et ce que l’on peut mettre en place lors de la course. Mais après, le succès amène le succès.

Là où Beat Feuz est très fort, c’est qu’il a remporté la deuxième descente, 48 heures après la première. Pourtant, on imagine que de dévaler la Streif déjà une fois ôte beaucoup d’influx nerveux et physique.

Physiquement, les athlètes sont aptes à gérer les efforts. Mais l’influx psychique est important compte tenu du danger de la course. La chance est que Beat a pu profiter d’un jour de pause entre les deux descentes pour souffler. Ensuite, il est tellement en confiance qu’il sait que lorsqu’il s’élance sur la Streif, il peut claquer un résultat. Il vient enfin de remporter “Kitz”, il a un niveau incroyable depuis sept ou huit ans, c’est incroyable et cela le rend encore plus fort pour la deuxième course.

Avec ses deux victoires, Beat Feuz prend la tête du classement de la descente, dont il a gagné les Globes lors des trois dernières saisons. Peut-on affirmer qu’il se profile également comme favori au titre de champion du monde dans un peu plus de deux semaines à Cortina d’Ampezzo?

Rien n’est acquis. Les Mondiaux représentent une parenthèse dans une saison, comme les Jeux olympiques. Bien évidemment, il sera un sérieux candidat, mais dans ce genre de compétition, les favoris sont parfois malmenés, il y a souvent des surprises, car des gars sont libérés par l’enjeu de la course d’un jour, où c’est tout ou rien. Il faut aussi savoir que les Mondiaux se déroulent fréquemment sur des pistes qui ne sont pas souvent skiées en Coupe du monde et les cartes sont ainsi redistribuées. Beat lit très bien les pistes et sait parfaitement s’adapter à tous les types de terrain. Ses victoires à Wengen ou Kitzbühel en attestent, il possède toutes les qualités.

Beat Feuz n’est pas le seul skieur helvétique à avoir brillé à Kitzbühel. Marco Odermatt a réussi sa meilleure performance en descente (10e) en carrière avant de prendre la 2e place du super-G. Le Nidwaldien, qui n’a que 23 ans, est-il un vainqueur en puissance de la descente sur la Streif ces prochaines années?

Tout est possible, mais il ne faut pas oublier que cela a pris dix ans à Beat Feuz pour enfin s’y imposer. Il y a une différence entre celui qui a les capacités et celui qui se trouve au départ. L’expérience est importante et le fait de ne pas chuter à Kitzbühel, l’aidera à aborder chaque année la course avec plus de confiance. Après, Marco Odermatt m’impressionne par ses performances sur la Streif, malgré son âge et son manque d’expérience. Il a prouvé son talent lors de ces deux jours, démontré qu’il possède déjà une belle maturité et des nerfs solides. Ses capacités techniques et de glisse pleinement acquises lui permettent d’être serein et calme, alors que d’autres athlètes sont toujours dans un processus d’évolution technique.

La première descente de Kitzbühel a également été marquée par la terrible chute d’Urs Kryenbühl. Comprenez-vous que les organisateurs n’aient pas fait de modification sur la dernière bosse qui a causé l’accident, malgré les avertissements des athlètes après le premier entraînement?

Il faut déjà savoir que c’est un terrain naturel et qu’une petite table de décollage est construite depuis plusieurs saisons pour que les athlètes aient un point de référence au moment de sauter, car à l’époque, cette bosse avait déjà causé beaucoup d’accidents. Il suffit qu’il y ait un ou deux degré de trop et les distances de saut deviennent critiques. Les athlètes l’ont remarqué après le premier entraînement et il aurait fallu réagir rapidement, sachant qu’en course, si les conditions sont similaires, les skieurs vont deux à trois secondes plus vite, ce qui correspond à une vitesse également augmentée de deux à trois km/h, ce qui fait une énorme différence. Le point K était déjà atteint après le premier entraînement et on a joué avec le feu. Urs Kryenbühl s’en sort avec un moindre mal par rapport à sa chute. J’espère qu’il ne souffrira pas de séquelles avec la tête, car c’est un grand skieur, et il possède toutes les qualités pour aller tout en haut ces prochaines années malgré sa grosse blessure.

Ce n’est pourtant pas la première fois que les athlètes prennent position pour modifier ce dernier saut sur la Streif.

Non, du tout. Lorsque Daniel Albrecht a chuté en 2009, j’avais déjà informé la FIS que les cinq derniers mètres du saut montaient et faisaient effet de catapulte. On m’avait regardé en souriant, pourtant je leur ai dit qu’il y aurait des problèmes mais ils n’ont pas réagi. C’est dommage d’en arriver là, car lorsque des athlètes avertis prennent position, ce n’est pas un hasard, mais je suppose que la FIS a peur qu’il y ait des intérêts personnels qui parlent.

Johan Tachet