C’est lors de l’un de ses multiples trajets quotidiens dans sa petite voiturette électrique typique de Zermatt que Pirmin Zurbriggen a été repéré. Difficile de faire autrement en fait, car sa signature orne le véhicule, qui effectue les allers-retours entre la gare et son hôtel, afin d’y transporter ses clients. C’est au pied de la télécabine qu’est niché le chalet composé de six suites que gère la famille de l’ancien champion, composée de son épouse Moni Zurbriggen-Julen et ses cinq enfants, Elia, Pirmin, Maria, Alain et Léonie.

Nous avons pu nous entretenir avec le meilleur skieur suisse de tous les temps. Un statut qui pourrait vaciller ces prochaines années, avec l’avènement de Marco Odermatt… C’est d’ailleurs sur une chaise occupée par le petit Odi, il y a 20 ans de cela, que nous avons pu effectuer l’entretien. Alors que son père Walti discutait avec Pirmin Zurbriggen du futur du ski suisse, Marco s’ennuyait et avait donc piqué un petit somme. Et le ski helvétique a désormais retrouvé toute sa superbe. Comme quoi, dormir peut porter conseil…

Pirmin Zurbriggen, ça fait quoi d’avoir une course de Coupe du monde à la maison?

C’est vraiment super, je dois dire! Je crois que cela motive beaucoup de monde ici à Zermatt. C’est historique, alors ça crée automatiquement des émotions. Surtout lorsqu’on sait d’où c’est parti et le travail que ça a demandé. C’était le bon moment, alors je me réjouis de voir ce que ça va donner, en espérant qu’on puisse avoir des courses (ndlr: l’interview a été réalisée le vendredi 10 novembre)

Quel est votre rôle à la base de ces courses?

C’est assez drôle, en fait. On jouait au golf dans le Piémont il y a quelques années avec Federico (Maquignaz), le président des remontées mécaniques de Cervinia, qui m’a parlé d’une idée qu’il avait. Il voulait une nouveauté, une descente de Coupe du monde entre la Suisse et l’Italie. Mais Zermatt devait être aussi convaincu par ce projet. C’est là qu’on a eu la chance d’avoir Franz (Julen). Il connaît le sport. Avec les projets de leurs remontées (la nouvelle liaison Suisse-Italie), c’est tombé au bon moment. Quelques années auparavant, Zermatt n’avait aucune utilité d’organiser une Coupe du monde, surtout que le travail est énorme pour mettre en place une descente moderne. Mais tout à coup, on s’est trouvé une bonne situation. En plus, le mois de novembre est top… C’est une période qu’on doit développer en Suisse.

Quel est vraiment votre fonction pour ce “speed opening”?

Federico et Franz ont toujours voulu que je tienne un rôle dans l’organisation mais ils ne savaient pas lequel. Personnellement, j’ai déjà beaucoup fait pour le ski pendant et après ma carrière. J’étais un peu fatigué, usé, et je n’avais pas envie de m’investir à 100% pour une Coupe du monde. J’étais prêt à aider mais je voulais qu’ils misent plutôt sur les jeunes (son fils Elia tient un rôle important dans la préparation de la piste). Et je ne voulais pas un rôle opérationnel car je veux aussi du temps pour moi, à 60 ans. C’est là qu’on m’a proposé d’être leur ambassadeur et leur bras droit. Je suis là pour répondre à leurs questions, pour amener mon avis, parfois.

“La priorité, c’est de parler de sport”

Pirmin Zurbriggen

Ambassadeur

On a beaucoup parlé des travaux en partie illégaux sur le glacier du Théodule. Comment avez-vous vécu cette période?

La priorité, c’est de parler de sport! L’explosion médiatique de ces derniers jours avec ces détails, ces mesures, c’est un peu étrange, rigolo. Si des fautes ont été commises, pourquoi ne sont-ils pas déjà venus l’année dernière faire leurs mesures? Je trouve ça un peu bizarre et ce n’est pas bien pour le sport, pour tout ceux qui sont impliqués dans cette organisation. On a tout à coup l’impression qu’on ne peut plus rien faire aujourd’hui, qu’on doit tout arrêter. Ce serait vraiment dommage.

C’était exagéré?

Absolument! Mais c’est toujours comme ça. Quand certains veulent chercher la petite bête, ils doivent exagérer. Je trouve que c’est un peu malhonnête, il faut être réaliste. Sur le long terme, la nature va nous montrer ce qu’on peut faire. Ce n’est pas l’homme qui va montrer quoi que ce soit à la nature.

Que pensez-vous de la Gran Becca? Auriez-vous été capable de vous imposer dessus?

Je trouve qu’elle ressemble à la piste Oreiller-Killy de Val d’Isère. Là-bas, on m’avait toujours dit que je ne pouvais pas gagner car je n’étais pas un glisseur. Pourtant, je me suis imposé car j’ai su m’adapter. C’est la force des grand champions. Marco Odermatt, par exemple, il en est toujours capable. Après, ça dépend aussi de la manière dont c’est tracé, c’est une descente moderne, il y a de la place. Tu peux faire beaucoup de choses là-bas. Mais de toute façon, je pense que le parcours va légèrement changer au fil des années, on va pouvoir s’adapter pour avoir les courses les plus intéressantes possibles.

Des Coupes du monde à Crans-Montana et Zermatt, les Championnats du monde en 2027, peut-être les Jeux olympiques en 2030 ou 2034, le tout en Valais, c’est assez extraordinaire, non?

Absolument! On doit être contents et fiers d’avoir des gens prêts à s’investir. C’est beaucoup de travail. Marius (ndlr: Robyr) à Crans-Montana par exemple a montré sa motivation. On a besoin de personnes comme cela. Si ces gens-là n’étaient pas là, on n’arriverait à rien.

Ce genre d’événement va motiver les jeunes à skier?

Bien sûr! Les générations inspirent les suivantes. Ce qui se passe actuellement, ça motive automatiquement les familles. C’est important, car il faut aussi que les parents vibrent avec les jeunes. Et lorsqu’ils skient, ils font un peu moins de bêtises et restent un petit peu moins devant les écrans. Il n’y a pas besoin d’en faire des champions, mais faire du sport, c’est bien.

En plus, l’équipe de Suisse est particulièrement solide, avec Marco Odermatt et Niels Hintermann notamment. Ça vous fait rêver?

Absolument! Et c’est un besoin, ça va avec l’intérêt du public. Si nous n’avions pas de skieurs au plus haut niveau, l’intérêt serait automatiquement plus faible. Aujourd’hui avec Marco Odermatt, on a un athlète très très fort. Niels Hintermann est une personne pas forcément très connue, mais il s’est énormément amélioré ces dernières années. Il se présente avec beaucoup de classe. Il a réussi d’excellents résultats sur des pistes difficiles et techniques la saison passée, alors qu’il est considéré comme un glisseur. Et sinon, il y a aussi Alexis Monney. Il est en train de faire un sacré pas en avant. Je le suis depuis quelques années, je connais son papa aussi. Il est calme, tranquille, doué et a montré à l’entraînement qu’il était très rapide, notamment sur la première partie, qu’on dit pas forcément faite pour lui. Mais ça veut dire qu’il est capable de s’adapter.

Alexis Monney, justement, est fort physiquement et semble avoir progressé techniquement également. Quelles sont ses limites?

Il a toujours montré ces dernières années quelque chose de surprenant. Ses qualités font merveille sur n’importe quelle piste. Ça démontre son talent. Il reste calme, se cache, ne fait pas de grandes déclarations mais si tu le suis depuis quelques années, tu sais que s’il ne se blesse pas, il peut jouer tout devant. Cette année sera la clé pour pouvoir aller chatouiller les meilleurs. Il peut boucher le trou entre le niveau de première classe en Suisse et la deuxième. Il peut faire ça! Il est encore très jeune alors que les athlètes sont plus âgés aujourd’hui, mais il a déjà une très bonne base pour un descendeur.

Vous suivez encore le ski régulièrement, sur place ou à la télévision?

Bien sûr! Mon coeur bat encore pour les courses de ski, je suis obligé de les suivre! Je vibre vraiment pour chaque course devant ma télévision, pour toutes les disciplines. Je vais aussi toujours à Adelboden, souvent à Crans-Montana et à Wengen et quand je peux, j’essaie d’aller à Kitzbühel.

On compare souvent Marco Odermatt à vous, avec des temps de passage similaires en ce qui concerne le palmarès. Il compte un titre olympique, comme vous, ainsi que deux titres mondiaux et deux gros Globes contre quatre pour vous. Comment vivez-vous cela?

Dans l’histoire des sports de neige, je suis probablement parmi les dix meilleurs mais je suis seul, en tant que Suisse, dans cette liste. Marco a largement les capacités pour y entrer. Et s’il reste en bonne santé, car il ne faut pas oublier ce détail – mais ça se présente bien car il est très fort physiquement -, je pense qu’il a les capacités pour faire mieux que moi.

Ça vous fait peur?

Pardon?!?

Pas du tout?

Non, pourquoi? J’ai la chance d’être parmi les dix meilleurs skieurs de l’histoire. C’est une chance de pouvoir trouver un successeur. Ça me fait énormément plaisir, surtout s’il arrive à faire encore mieux que moi. Je suis fier d’être comparé à lui.

Pensezvous qu’il va battre tous les records?

Il en est capable, mais attention aux autres. Quelqu’un que je vois arriver très fort aujourd’hui, c’est Marco Schwarz. Ce monsieur est vraiment très solide et il a la capacité d’aller tout devant. Il y a quelques années, alors qu’Elia faisait encore des courses en Coupe du monde, j’étais à Alta Badia. Je suis allé voir l’entraînement de Loïc Meillard et de Marco Schwarz. Je ne connaissais pas l’Autrichien et il a fait une manche encore meilleure que celle de Loïc, qui avait déjà réussi un parcours de dingue. Il est incroyable! J’étais impressionné. Je me suis dit à ce moment-là: “C’est trop génial de voir ça, vraiment, et même si c’est un Autrichien!”. Mais d’ailleurs, Loïc a la capacité de faire pareil.

Que manque-t-il encore à Loïc Meillard pour être tout devant tout le temps?

C’est une machine dans toutes les disciplines. Pour moi, il peut être encore plus fort que Marco (Odermatt). Mais il a besoin d’un petit déclic.

Dans la tête?

Pas vraiment. C’est juste une manière de skier, de s’adapter. Et il doit aussi savoir qu’il peut être un champion. Cependant, ce n’est pas si simple de se convaincre de cela. Il a réussi certaines manches incroyables. Il doit s’appuyer sur ces manches, lors desquelles il était le meilleur. Je suis sûr qu’avec un petit peu plus de confiance et d’expérience, il va encore progresser. Il ne faut pas le mettre de côté, pas l’oublier.

Avez-vous d’autres athlètes qui vous marquent, chez les dames notamment?

Mikaela Shiffrin et Lara Gut-Behrami, évidemment. Mais en Suisse, il manque un petit peu de relève pour aller jouer tout devant. Il va y avoir un trou générationnel derrière Lara, Michelle Gisin et Wendy Holdener à combler. Il faut profiter de ces athlètes pour aider les jeunes à se développer. Il faut prendre ces jeunes à l’entraînement et en Coupe du monde. Parfois, il n’y a même pas besoin de donner des conseils, mais simplement d’être là, de partager les mêmes pistes. Ce serait déjà suffisant mais malheureusement, certaines athlètes ne veulent des pistes que pour elles. Alors que chez les messieurs, on voit par exemple que Marco (Odermatt) tire les jeunes avec lui. C’est une personne extraordinaire, vraiment.

On a l’impression que la guerre entre les Autrichiens et les Suisses était plus marquée à votre époque, c’est vrai?

Oui, largement! Si les Autrichiens étaient quelque part pour s’entraîner, les Suisses faisaient en sorte d’aller dans l’autre vallée et inversement. Ce n’était pas la guerre proprement dite, mais tout le monde voulait se cacher, ne pas trahir de secrets. Même avec les athlètes qui skiaient sur la même marque de skis que moi, et avec qui j’avais de bons contacts, on parlait uniquement lors des fêtes avec quelques bières.

Laurent Morel, Zermatt