Dans l’aire d’arrivée d’El Tarter, Marco Odermatt ne sait pas s’il doit mettre sa doudoune Swiss-Ski ou rester un pull, affublé de ses lunettes de soleil. Le ciel andorran change aussi rapidement que se déchaussent les athlètes une fois la ligne d’arrivée franchie. Alors celui qui vient de remporter son deuxième grand Globe de cristal ne traîne pas. Il nous donne rendez-vous à 200 mètres de là, au Nordic Hotel qui borde la piste Àliga, sur laquelle se disputent les épreuves de vitesse des finales de Coupe du monde.
À la veille de la descente, le roi régnant du ski alpin nous a accordé une interview exclusive d’une quinzaine de minutes. Avec un grand sourire communicatif, le prodige d’Hergiswil revient sur ses exploits à répétitions, la conquête des Globes de cristal du général, du super-G et du géant, il évoque les records qu’il rêve d’accrocher, en attendant peut-être de s’offrir celui des 2000 points en un saison que détient le grand Hermann Maier. Derrière le skieur de talent, il y a surtout un homme avenant qui veut avant tout que l’on se souvienne de la personne qu’il est, avant le champion.
Marco Odermatt, à 25 ans, vous venez de conquérir votre second grand Globe de cristal de suite. Que représente-t-il?
C’est juste incroyable! Remporter deux fois de rang le grand Globe, c’est un rêve. Ce n’est jamais facile de confirmer de telles performances. Et y être parvenu une seconde fois, c’est vraiment cool.
Compte tenu de votre domination, avec notamment 11 victoires cette saison, nous avons l’impression que remporter le général fut plus facile cet hiver, c’est vrai?
Effectivement, je pense que c’était un peu plus facile parce que l’on savait comment tout fonctionnait. On savait qu’on serait dans le coup et on a eu une grosse bataille avec Aleks (Aamodt Kilde). Mais il faut se donner à fond à chaque course et il faut surtout en gagner. Et même beaucoup de courses dans plusieurs disciplines. C’est usant. Que tout ait fonctionné, cela n’a rien d’évident.
À chaque fois que vous prenez le départ, tout un pays s’attend à ce que vous terminiez devant. Comment gérez-vous les attentes, la pression?
C’est une chose qui est souvent sous-estimée. Les fans et les médias ont souvent le sentiment, chez eux sur leur canapé, que le podium est déjà gagné à l’avance. Ce n’est pas le cas. À chaque course, tout recommence à zéro. Il faut être concentré à 100% et se donner à fond. Si on ne prend pas de risques, on ne peut pas gagner. Et quand on prend des risques, des erreurs peuvent se produire. Et cela n’est pas facile à gérer.
Désormais, votre collection comprend cinq Globes de cristal. Où allez-vous les exposer?
Je ne sais pas encore exactement. Pour le moment, les deux Globes de cristal de l’année dernière sont chez mes parents, sur un meuble dans le salon. C’est vraiment drôle. La semaine dernière, mon père a rêvé que l’armoire s’effondrait et il est allé dès le matin voir si ça tenait. C’est pour ça qu’on regarde s’il y a encore de la place (rires).
Mais surtout, qu’avez-vous fait du pin que vous avez reçu en guise de trophée à Aspen il y a dix jours?
(Rires) À Aspen, nous avons rencontré des Suisses qui y vivaient. C’était parfait, nous leur avons donc offert ce bout de pin. Je pense qu’il aurait été très difficile de le ramener chez nous, en Suisse…
Quel est finalement votre souvenir le plus mémorable de cette saison de tous les superlatifs?
Je pense que le moment le plus émotionnel, le plus spécial, c’était la médaille d’or en descente aux Championnats du monde. C’était vraiment incroyable. Ma première victoire en descente, aux Mondiaux, avec une course parfaite. Toutes ces émotions… Je pense aussi que la 4e place lors du super-G, quelques jours avant, a rendu la victoire en descente encore plus spéciale. Et les émotions ont été plus fortes que jamais.
Quand on rembobine votre hiver, rien de tout ce que vous avez gagné n’aurait pu se réaliser lorsque l’on songe à votre blessure à Kitzbühel.
Oui, ça ne se joue à pas grand-chose… Quand on regarde ce qu’il s’est passé depuis Kitzbühel, avec cinq victoires en Coupe du monde, plus deux médailles d’or mondiales, trois Globes de cristal, c’est incroyable. Cela aurait été très dommage que la saison se termine là. J’ai bien réagi sur les skis, mais j’ai aussi eu beaucoup de chance. Ce n’était qu’une petite blessure qui a pris quelques jours, tout au plus une semaine à soigner. Franchement, quand j’y repense, j’ai eu vraiment vraiment beaucoup de chance.
On se demande, en vous voyant skier, comment vous parvenez à prendre davantage de risques que vos adversaires?
Je ne sais pas si je prends toujours beaucoup plus de risques que les autres. Mais c’est vrai qu’en fin de compte, prendre des risques, ça paie presque toujours. Mais je suis très rarement au-dessus de la limite et je pense que c’est ma grande force. Je ne la dépasse que très rarement. Il n’y a qu’à Kitzbühel que je skie parfois au-delà de la limite. Mais c’est en prenant ces risques que je suis le plus rapide, que je me sens le mieux. Et je pense aussi que c’est ainsi que je fais le moins d’erreurs.
Avant de clore cette saison, il y a un record fou que vous pouvez aller chercher. Avec 1826 points et trois courses à disputer, vous pouvez battre la marque d’Hermann Maier qui avait comptabilisé 2000 points à l’issue de la saison 1999-2000…
C’est incroyable que cela devienne vraiment un sujet de conversation pour ces dernières courses! Ce n’était pas vraiment un objectif. Ce serait une histoire cool si ça marchait, un très beau record. Peut-être presque le plus grand record que l’on puisse avoir. Mais je ne me concentre pas dessus. Je veux encore profiter de cette semaine, sachant que j’ai gagné tout ce que je voulais gagner cette saison. Et quelque part, c’est déjà bien d’être meilleur que tous les autres. Il n’y a que Hermann (Maier) qui me précède. Et si ça ne fonctionne pas cette saison, c’est peut-être aussi une motivation et un objectif à aller chercher lors des années à venir.
S’il y a un record que vous rêvez d’épingler dans le futur, lequel ce serait?
Je ne pense pas que ce soit les huit Globes de cristal de Marcel (Hirscher), ni les 87 victoires de Mikaela Shiffrin. Mais je crois peut-être que les chiffres de Pirmin Zurbriggen, avec quatre grands Globes, 40 victoires en Coupe du monde, peuvent être atteints. C’est un objectif réaliste si je me projette dans l’avenir. Ce serait incroyable de pouvoir dire que l’on est le plus grand, le meilleur skieur suisse de tous les temps. Ce serait certainement le plus grand accomplissement pour moi.
Quel serait le plus beau compliment que l’on puisse vous faire?
Je pense que les plus beaux compliments ne sont pas ceux sur le sport ou les performances, mais plutôt sur le caractère privé. Les gens disent: « C’est cool ce que tu montres sur les skis. Mais c’est encore plus beau ce que tu es, en tant que personne, en tant qu’être humain. » Je pense que c’est presque plus important pour moi, parce que ma carrière va peut-être durer une dizaine d’années. Avec un peu de chance, je vais vivre encore 50 à 60 ans. Et là, la personnalité est plus importante que de skier très vite.
Aux Championnats du monde, Johan Clarey vous avait comparé à Roger Federer. Cela doit être une fierté?
C’est une très belle comparaison. C’est bien pour moi, mais personnellement je n’oserais jamais faire cette comparaison. Je pense qu’il est clair qu’en ce moment, l’attention en Suisse sur moi est très grande, mais l’engouement pour Roger était énorme dans le monde entier. La différence se situe déjà là (rires).
D’ailleurs, est-ce que Roger Federer vous a écrit pour vous féliciter après vos médailles d’or aux Championnats du monde?
Pas directement, mais par le biais de notre sponsor « On », j’ai reçu un message vidéo de Roger. Il était à nouveau en train de skier et il s’est filmé en train de faire quelques virages. C’était après la descente. Et il m’a dit qu’il fallait que je mette les gaz pour le géant, sinon il débarquait (rires).
Il existe une grosse émulation au sein d’une équipe de Suisse très performante. Mais quels athlètes vous apportent le plus?
Je pense que les dernières années, Beat Feuz m’a énormément apporté en vitesse. Il m’a beaucoup aidé et m’a montré comment faire. C’est grâce à lui, je pense, que j’ai pu faire ce pas en avant si vite. Et maintenant, je suis surtout avec Justin (Murisier) et Gino (Caviezel). Avec Justin, j’analyse presque toutes les courses. Il skie maintenant aussi en descente et donc nous discutons de tout, y compris du matériel, et c’est cool.
Dans quelle mesure Justin Murisier vous aide-t-il justement?
Il n’y a rien de spécial, mais c’est vrai que nous parlons toujours, que ce soit de la neige, de la course, des conditions, du matériel. Chacun donne son avis et ensemble, nous trouvons généralement la bonne solution. Cette saison a été très difficile pour lui après sa blessure en début de saison et j’espère que l’année prochaine, il sera à nouveau en pleine forme et pourra mettre pleinement les gaz.
À 25 ans, vous avez déjà tout gagné. Comment allez-vous désormais arriver à vous motiver pour aller chercher davantage de titres?
Je ne sais pas encore exactement quelle sera ma prochaine source de motivation. Je suis sûr qu’après la pause du printemps, je pourrai faire le point. Je vais prendre deux ou trois semaines de vacances. Après cela, je serai prêt à recommencer et motivé pour gagner le plus de courses possibles.
Mais avant de prendre des vacances, serez-vous présent aux Championnats de Suisse à Verbier et à Bruson?
Oui, je vais venir, mais seulement pour le géant. Je serai à Verbier samedi et dimanche aussi, mais je ne disputerai pas les épreuves de vitesse.
Johan Tachet, El Tarter