Dans la pizzeria de son oncle qui fait face à la gare de Cortina d’Ampezzo, Kristian Ghedina peut admirer ses deux Chamois. Les deux trophées, qui rappellent que l’Italien a remporté en 1998 et est monté deux ans plus tard sur le podium de la terrible descente de Kitzbühel, trônent fièrement à côté de nombreuses torches olympiques dont le « zio » a décidé de faire la collection. « Je me rappelle d’un Autrichien, un peu éméché qui était obnubilé par ces chamois. Il n’avait même pas vu que je me trouvais juste à côté à l’entrée », rigole Il Mister local.
C’est que l’ancien champion, qui dénombre trois médailles mondiales, est la star de la station transalpine. Il a grandi au pied des majestueuses montagnes des Dolomites. C’est dans cet écrin de calcaire blanchi par la neige que le fringant quinquagénaire et ambassadeur des Mondiaux de Cortina accueille ses invités. « Franchement, j’aurais presque envie de faire la descente », rigole l’Italien qui a, avec le comité d’organisation, passablement galéré pour mettre sur pied ces Championnats du monde.
Kristian Ghedina, comment avez-vous géré les préparatifs de ces Championnats du monde dans le contexte de la crise sanitaire actuelle?
On a commencé à travailler il y a quatre ans au moment où nous avons reçu l’organisation des Mondiaux par la FIS. Tout est parti calmement, il a fallu monter l’équipe, comprendre qui fait quoi et comment. Les choses à mettre en place se sont accumulées, puis il y a eu le Covid-19…
Et vous deviez organiser les finales de la Coupe du monde l’an dernier.
On nous a coupé les jambes. Cela devait être une répétition générale. Puis, plus les mois avançaient, plus nous ne savions si nous allions pouvoir organiser les Championnats du monde et si le public pourrait être présent. Une fois, on nous disait oui, puis le lendemain non. Nous avons dû faire le travail à double. Nous avons monté les tribunes car nous ne savions pas si nous allions avoir du monde. On nous a dit non au dernier moment. Avec les containers, les zones médias, cela fait vite des coûts qui augmentent sans savoir le nombre de personnes que nous pouvions accueillir. Sans compter la dépense d’énergie.
C’est une problématique pour toute la région…
Oui, le business ne fonctionne pas. Tout doit fermer à 18 heures avec le couvre-feu. Les restaurants, les cafés, les hôtels ne font pas le plein, alors que cela devrait être la folie dans les rues de Cortina. C’est un réel problème pour l’économie de la station. Mais nous sommes toutefois fiers de présenter de belles compétitions dans ces conditions.
On parle aussi beaucoup de la descente messieurs dont le parcours est très critiquée et notamment le passage du saut « Ghedina », qui porte votre nom.
Franchement, je ne suis pas content. Ce n’est pas un vrai saut. Les organisateurs ont constuit un saut, mais la FIS est passée derrière, en parlant de sécurité… Les organisateurs ici voulaient du spectacle avec un gros schuss, un saut sur le Duc d’Aoste chez les filles, et la FIS a tout changé. Pour moi, c’est moche. Ce n’est plus une descente, mais un super-G, voire un géant contrôlé. Lorsque l’on fait de la descente, on doit prendre des risques, sinon tu vas travailler à la banque! Et après, c’est la région qui est pénalisée car les gens pensent que c’est Cortina qui n’est pas capable de créer une vraie course, que c’est une descente de merde. Mais ce n’est pas de notre faute. Pourtant, on a de belles pistes et du soleil, c’est un endroit unique.
Vous n’avez pas pu intervenir auprès de la FIS?
Mon ancien entraîneur Alberto Guidoni, qui est toujours en fonction avec Dominik Paris et Christof Innerhofer, m’a écrit: « Kristian, c’est quoi cette merde de saut ‘Ghedina’? Demande-leur immédiatement de retirer ton nom, c’est pas possible. » Lui, me connaît. Il sait que j’aime faire de beaux sauts. Là, c’est un déshonneur d’avoir un saut à ton nom qui ne saute pas.
D’autant plus que vous avez fait une marque de fabrique en faisant un « saut écart » lors de la descente de Kitzbühel en 2006.
Incroyable! J’étais à 140 km/h et j’ai sauté sur 50 mètres. Je l’ai refait sur le dernier saut de la piste ici à Cortina pour la télévision. Ils m’ont dit que j’étais fou.
Vous le faites souvent?
Oui! Il y a deux ans, lors des Championnats d’Italie, j’ai fait ce saut sur la « Vertigine ». Ca sautait beaucoup, comme lors des premiers dossards du super-G. Il y a deux ans, tout le monde avait peur de ce saut. Je suis arrivé, après deux petites pistes en libre, j’ai lancé mon saut écart. Tout le monde m’a dit que j’étais fou. Il y a dix jours, on m’a demandé de tester à nouveau la piste des hommes. Je n’avais plus mis les skis depuis mars l’année dernière, sauf deux jours de tournage pour le clip promotionnel de Cortina 2021. J’ai tiré jusqu’à 136 km/h et j’ai sauté plus de 30 mètres. J’étais avec les skis de super-G que je n’avais plus chaussés depuis un moment. Et je n’ai pas eu de problème. Bon, j’ai encore quelques courbatures aujourd’hui (rires).
Vous avez pris votre retraite en 2006. A 36 ans, vous ne pensiez pas pouvoir encore aller gratter quelques podiums en Coupe du monde?
A l’époque, j’étais le plus vieux gars du circuit, personne n’avait été aussi vieux sur le circuit. Après, il y a eu Didier Cuche, et maintenant Julien Lizeroux qui a tiré jusqu’à 41 ans… J’applaudis. Je voulais continuer, mais j’ai tout mis dans la balance et mes maux de dos m’ont poussé à arrêter. Je ne pouvais plus faire autant. J’avais l’habitude de soulever 200 kg à la fonte et j’arrivais à peine à 150 kg. Et à ce moment-là, je commençais aussi des courses de voiture comme Luc (Alphand). C’était mieux d’arrêter avant. Je voulais aussi stopper au sommet de ma carrière pour que les gens gardent un bon souvenir de moi.
Vous avez notamment décroché trois médailles mondiales et 13 victoires en Coupe du monde. Pensez-vous que vous auriez pu avoir un palmarès plus beau encore?
Ah oui, totalement. J’ai eu un gros accident de voiture en avril 1991 et j’ai perdu trois ans pour retrouver ma forme. Je me suis crashé alors que je roulais à 200 km/h sur l’autoroute entre Milan et Turin pour aller aux Championnats d’Italie de ski à Courmayeur. J’ai tapé la tête, j’ai eu trois jours de coma et plusieurs fractures. La tête a été un gros problème, car c’était comme un ordinateur qu’il fallait réinitialiser. Six mois après mon accident, quand j’ai voulu reprendre le ski, c’était impossible. J’ai alors pris le vélo et je suis tombé par terre… J’ai pris peur là, je pensais que ma vie de sportif était terminée. Que je ne pouvais plus skier. C’était très dur pour moi. Il m’a fallu trois ans et demi pour revenir. Je pense sincèrement que j’ai perdu plusieurs années dans ma progression.
Aujourd’hui, quels sont vos pronostics en ce qui concerne l’équipe d’Italie pour ces Mondiaux de Cortina?
Elle est très forte. J’espérais que l’on fasse une médaille en super-G, même sans la Goggia. Tous nos skieurs avaient le potentiel. Avant que Sofia (Goggia) se blesse, j’avais pronostiqué cinq médailles. Puis quatre, et finalement après les super-G, j’en espère deux en descente avec Dominik Paris et en géant dames. Et peut-être une surprise d’Alex Vinatzer en slalom.
Considérez-vous Dominik Paris comme votre successeur et celui d’Alberto Tomba?
Alberto Tomba est un personnage unique, Ghedina est un autre personnage unique. Paris en est encore un autre. Tomba et Ghedina sont un peu similaires, mais Tomba est encore plus spécial. J’apprécie beaucoup Paris, il est très fort, mais il est n’aime pas parler. Alors que le monde du ski, du sport, a besoin de personnage comme Tomba, Bode Miller, Valentino Rossi. Des gars un peu fou. Ils mettent en avant leur sport. Je pense qu’il faut attendre deux, trois ou cinq ans avant d’avoir à nouveau des types comme eux. Sinon, je reviens participer aux courses demain et je fais le show…
Johan Tachet, Cortina d’Ampezzo